Cher (chère) toi,

Un matin, il n’y a pas si longtemps, alors que j’étais arrêté à un feu de circulation, j’ai remarqué un jeune homme, sans doute d’origine indienne, qui envoyait la main à quelqu’un au loin.

J’ai tenté de voir à qui pouvait bien s’adresser ce beau geste, mais en vain. Me tournant de nouveau vers le jeune homme, j’ai constaté que les saluts de la main avaient cessé pour laisser place à des bisous volants.

Je ne vous cache pas ma joie de voir cette salutation qu’il me semblait ne pas avoir vue depuis longtemps. Ses baisers s’adressaient certainement à un ou une destinataire, mais je me suis mis à penser, à imaginer des baisers volants envoyés en l’air laissant aux grands vents de l’Esprit (voir Ézéchiel 37, 9) le soin de les distribuer là où l’on en a besoin : une chambre d’hôpital où git une personne malade et peut-être en fin de vie ; une cuisine ou un salon où se trouve une personne trop seule ; un foyer où un couple souffre d’incompréhensions mutuelles ; un bureau de chef d’État où des décisions ont besoin d’être guidées par la notion de bien commun ; une chambre fermée où un jeune lutte contre des voix destructrices.

Me trouveras-tu farfelu ? Mais je crois qu’un bisou volant peut être un geste de prière pour le monde, pour les personnes que nous connaissons, ou qui nous sont inconnues et qui constituent avec nous de ce grand corps qu’est l’humanité ou encore comme aimait à le dire saint Silouane, « l’Adam total ».

Car le but d’un baiser est d’exprimer de l’affection, du respect, de la tendresse, notre accueil et notre proximité, notre réconciliation et notre amour.

La prière chrétienne, tu le sais sans doute, ne peut être chrétienne que si elle est communion à la prière du Christ, cette prière qui est en nous et qu’il faut aller rejoindre, cette prière dont il nous a livré un témoignage suprême dans son incarnation, toute sa vie durant, et qui est relatée dans les évangiles. En effet, cette incarnation du Verbe que nous aimons contempler n’est-elle pas le baiser infini du divin à l’humain ?

Saint Silouane a écrit en ses notes, contenues sur quelques feuilles de papier que j’ai eu le privilège de tenir dans mes mains :

« Les saints vivent par l’amour du Christ ; cet amour est la force divine qui a créé le monde et qui le maintient, et c’est pourquoi leur prière est si lourde de sens. Saint Barsanuphe (moine de Palestine, mort en 540), par exemple, témoigne que de son temps, la prière de trois hommes sauva le monde de la catastrophe. Grâce à des saints (souvent) inconnus du monde, le cours des évènements historiques et même cosmiques se trouve modifié. C’est pourquoi chaque saint est un phénomène d’une portée cosmique, et dont la signification dépasse le plan de l’histoire terrestre et rejaillit jusque dans la sphère de l’éternité. Les saints sont le sel de la terre ; ils sont sa raison d’être ; ils sont ce fruit grâce auquel la terre est sauvegardée. »

(Saint Silouane, vie, doctrine, écrits, Éditions du Cerf, 2016, p. 224)

Avec un texte d’une telle profondeur et d’une telle richesse, on comprend que ce qui sauve le monde c’est l’amour, cet amour qui habite au cœur des « saints » et qui désire dans la prière le salut de tous, cet amour qui est la seule raison d’être de tout et le fruit dont nous devons nous nourrir les uns et les autres.

Ainsi, un baiser volant peut être signifiant comme manière d’exprimer notre désir, notre prière : que l’amour sauve, embellisse, bonifie et authentifie l’humain dans l’homme.

Un des plus grands théologiens du 20^e siècle, reconnu comme l’un des plus érudits de son époque, et sans conteste parmi les plus profonds, Hans Urs von Balthasar a écrit un livre, et on peut le comprendre, qui s’intitule, L’Amour est seul digne de foi.

Et lorsque je dis aux personnes incarcérées que j’accompagne que non seulement moi, mais aussi et surtout Dieu croyons en elles, c’est qu’en plongeant notre regard au-delà de ce qui peut les enlaidir, nous nous concentrons sur la capacité qu’ont ces personnes d’aimer et de se laisser aimer et que nous savons qu’en cette capacité réside une force, un potentiel, une beauté, une bonté et une vérité qui peut transfigurer le monde.

C’est donc à toi qui me lis que j’envoie un bisou volant !

Je te bénis de tout cœur,

Stéphane Roy

Aumônier à la Prise de Bordeaux