BIENHEUREUX LE PÈRE
Georges Madore
La vieille dame grincheuse...
Texte écrit par une vieille dame terminant sa vie en "gériatrie".
Les soignants ont retrouvé cette lettre sous son oreiller après son décès...02-2OO2
Que vois-tu, toi qui me
soignes,
que vois-tu ?
Quand tu me regardes,
que penses-tu ?
Une vieille femme
grincheuse,
un peu folle,
le regard perdu, qui bave quand elle mange et ne répond jamais
quand tu dis d'une voix forte
"essayez" et qui
semble ne prêter aucune attention à ce qu'elle fait...
Qui docile ou non,
te laisse faire à ta guise,
le bain et les repas pour occuper la longue journée.
C'est ça que tu penses,
c'est ça que tu vois ?
Alors ouvre les yeux,
ce n'est pas moi.
Je vais te dire qui je
suis, assise là, tranquille,
me déplaçant à ton ordre,
mangeant quand tu veux...
je suis la dernière des dix,
avec un père, une mère ;
des frères, des soeurs
qui s'aiment entre eux...
Une jeune fille de seize
ans,
des ailes aux pieds,
rêvant que bientôt elle
rencontrera un fiancé...
Déjà vingt ans,
mon coeur bondit de joie
au souvenir des voeux que j'ai fait ce jour-là.
J'ai vingt-cinq ans
maintenant et un enfant à moi,
qui a besoin de moi, pour lui construire une maison...
Une femme de trente ans, mon enfant grandit vite ;
nous sommes liés l'un à l'autre par des liens qui dureront...
Quarante ans, bientôt il ne sera plus là,
mais mon homme est à mes cotés et veille sur moi.
Cinquante ans,
à nouveau jouent autour de moi des bébés.
Nous revoilà avec des
enfants,
moi et mon bien-aimé.
Voici les jours noirs, mon mari meurt.
Je regarde vers le futur
en frémissant de peur
car mes enfants sont très occupés pour élever les leurs
et je pense aux années et à l'amour que j'ai connus.
Je suis vieille maintenant et la vie est cruelle
et elle s'amuse à faire passer la vieille pour folle.
Mon corps s'en va.
Grâce et forme m'abandonnent.
Et il y a une pierre là où jadis il y avait un coeur.
Mais dans cette vieille
carcasse,
la jeune fille demeure.
Le vieux coeur se gonfle sans relâche.
Je me souviens des joies et des peines.
Et à nouveau je revis ma
vie et j'aime.
Je repense aux années trop courtes et trop vite passées
et accepte cette réalité implacable.
Alors, ouvre les yeux, toi qui me regarde et qui me soigne.
Ce n'est pas la vieille femme grincheuse que tu vois...
Regarde mieux et tu verras...
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